Damage
(février 2004)
Les dameurs, au nombre de deux pour le domaine alpin, commencent leur journée de travail à 2 h 30 et la terminent 8 heures plus tard, vers 10 h 30. Le travail est effectué en deuxième partie de nuit, contrairement à beaucoup de stations où il est effectué le soir. C’est un choix qui permet un fraisage de qualité sur une neige ayant déjà subi le regel nocturne. En fin de saison, on évite ainsi de travailler une neige humide qui gèlera après le passage de la dameuse devenant ainsi de la « tôle » difficile à skier.
A 2 h 30 donc, pendant que les engins chauffent, nos deux compères consultent les indications données par les pisteurs secouristes pour savoir quelles sont les pistes à travailler. La sécurité est le critère numéro 1 ; sont privilégiés le damage des pistes pour débutants (vertes et bleue) ainsi que celui d’une piste de retour (Noire ou Ban Bouisson).
Si la neige se travaille bien, ils pourront dans la nuit damer le domaine dans son ensemble… En fin de saison, suite au regel nocturne de la neige transformée, une croûte se forme. Il faut la fraiser à une vitesse réduite de moitié (sur 8 cm maxi. de profondeur) sous peine d’apparition de boulettes ; en conséquence le domaine ne peut être entièrement traité dans la nuit. De même, s’il tombe plus de 15/20 cm de neige fraîche, il faudra multiplier les passages pour un compactage de qualité ; 2/3 nuits seront nécessaires…
Accompagnons l’un d’entre eux, Pierre Grossan, pour une nuit de damage (février 2004)…
Tout d’abord, l’engin (Prinoth T4S) en quelques chiffres :
– 9 tonnes (avec le treuil d’1,5 tonne)
– moteur de 325 chevaux (9 L de cyl.)
– damage sur 4 mètres de large
– fraise tournant à 1400 tour/mn
– consommation : 25 litres à l’heure
– pression de 380 bars pour l’hydraulique
– vitesse max : 20 km/h
Ce jour-là, le damage commence par Ban Bouisson (piste rouge de retour). Le haut de Girardin est également fait. La vitesse de damage s’établit à 6/7 km/h car la neige est bonne.
Pour éviter les bourrelets entre deux traces, le parcours est loin d’être rectiligne mais emprunte plutôt le relief en devers.
Dans la mesure du possible, lorsque Girardin (ex Noire) est travaillée, les murs sont damés avec le treuil (fixé sur un gros mélèze) pour un damage de qualité lent et non haché.
Pendant ce temps, la seconde dameuse conduite par Michel-Ange dame les pistes vertes du bas du domaine.
Après la piste de retour, ce sont les hauts de la piste Bleue et de la piste rouge des Fontinets qui sont damés (la Bleue à la montée, les Fontinets à la descente).
Huit passages sont nécessaires depuis le haut de la Bleue jusqu’au croisement avec la piste rouge de Pra Loupet.
Michel-Ange, lui, s’occupe du bas de la Bleue, du bas des Fontinets et des variantes.
La machine consomme 25 litres à l’heure.
Avec un réservoir de 190 litres, il faut, en cours de nuit, faire l’appoint pour terminer le damage…
Afin d’accéder au pied des téléskis où se trouve la réserve de gasoil, la dameuse emprunte et dame la piste bleue de montée.
Puis, c’est le damage de Pra Loupet, en boucle (montée rive droite, descente rive gauche). Le travail effectué, il faut damer la piste de montée de Pra Loupet, particulièrement raide (67 % au plus pentu).
Pour cela, la seconde machine se positionne au sommet de la première rampe, ancre sa lame dans la neige et les dameurs fixent le câble du treuil (d’une longueur de 600 m).
La machine ainsi retenue, d’une part ne partira pas en glissade (en luge selon l’expression consacrée), d’autre part aura une vitesse lente compatible avec un damage de qualité.
Afin de développer le travail au treuil, très efficace, une dizaine d’ancrages seront posés cet été 2004 (2 sur la Noire, 5 pour Pra Loupet, 1 pour Crousas et 2 pour la Douce). Cela permettra un damage de qualité pour les pentes les plus fortes et libérera la seconde dameuse pour la montée de Pra Loupet…
Il est bientôt 8 h et les dameuses empruntent la piste rouge de la Douce pour redescendre. Son damage n’est pas facile, notamment en ce qui concerne le goulet. En effet, seule une des deux machines possède une fraise articulée (multiflex) qui permette d’épouser la pente.
A 9 h 10, les engins rejoignent enfin leur aire de stationnement, à côté des caisses de remontées mécaniques. C’est une heure limite, sachant qu’en aucun cas une dameuse ne doit se trouver sur les pistes en présence de skieurs.
Le travail n’est pas fini pour autant. Il faut maintenant faire le plein de gas oil, nettoyer la lame, la fraise hélocoïdale, vérifier les niveaux et effectuer une vérification générale de la machine. …
L’entretien achevé, il faut remplir le livret de bord où sont indiqués les pistes faites, le kilométrage effectué et les éventuels problèmes rencontrés (mécaniques ou autres).
A 10 h 30, les dameurs peuvent rentrer à la maison prendre un repos mérité.
Cette nuit-là, le travail fut, aux dires des dameurs, facile : neige de qualité, température idoine…
Ce n’est pas toujours le cas. Aussi, ne pestons pas contre les dameurs lorsque le domaine n’est pas entièrement traité. Une machine peut tomber en panne (pensons aux conditions de réparation, la nuit, avec le froid, parfois la neige et le vent), la qualité de la neige peut imposer une vitesse réduite…
Interview de Pierre Grossan (1 mars 2004)
Quatre mois par an, ils vivent à contre courant pour le bonheur des skieurs et de l’économie des stations. On ne les voit pas. Ils sont pourtant indispensables. Nous sommes allés à Ceillac, à la rencontre de l’un de ses hommes de la nuit qui font la qualité de la piste et du ski : Pierre GROSSAN, 52 ans.
Depuis quand damez vous les pistes ?
P.G : Depuis décembre 1977. Je travaillais déjà aux remontées mécaniques exploitées alors par la S.I.C.A Sports que dirigeait Alfred MOYRAND et qui m’a proposé cette activité. C’est mon voisin. Il s’intéresse toujours à mon travail. Souvent, il me dit entendre le bruit de ma voiture quand je pars à 2 h 30 du matin pour rejoindre ma machine au pied des pistes.
La station de Ceillac est l’une des 8 stations-villages du Queyras. A l’origine, la S.I.C.A. Sports assurait l’exploitation de l’ensemble pour le compte du Syndicat Intercommnunal. Une Société d’Economie Mixte lui a succédé jusqu’en 2002. Après une exploitation pendant 2 années par la régie Queyras Ski, émanation de la Communauté de Communes, les domaines skiables de ski alpin du Queyras relèvent désormais de la compétence du Syndicat Mixte des Stations de Montagne du Queyras depuis le 31 octobre 2003.
Le travail a-t-il beaucoup changé depuis 27 ans ?
P.G : Oui. D’une part à cause des pistes plus nombreuses et plus larges et d’autre part du fait de la formidable évolution du matériel. Le premier engin que j’ai conduit était propulsé par un moteur à essence qui développait 110 chevaux. Il était seulement équipé d’un rouleau à l’arrière. J’ai fait avec 1580 heures de travail. Puis, on est passé à une machine plus puissante, 170 chevaux, et dotée de nombreux équipements : lame avant pour niveler la piste, petite fraise pour régénérer et peigne arrière. J’ai passé 6120 heures, en 11 saisons, dans cet engin. J’ai conduit ensuite une machine plus performante encore qui développait 240 chevaux : lame avant 12 positions, peigne à lisser et fraise plus performante. 11 saisons et 8618 heures de travail ! Enfin, cette machine de 325 chevaux, dans laquelle nous sommes depuis ce matin, est munie, en plus, d’un treuil que j’utilise quand je dois arrimer l’engin pour remonter les plus fortes pentes, le téléski de Pra Loupet, par exemple, dont la pente atteint 67%. Alain FOURNY, premier adjoint, est venu se rendre compte lui même du travail de cet engin.
Ce sont les pisteurs-secouristes qui établissent notre plan de damage qui prend en compte, en premier lieu, la sécurisation des pistes et donc la sécurité des skieurs. Priorité est donnée aux pistes des débutants et aux pistes de retour.
Après tant d’années travaillez-vous toujours avec le même intérêt ?
P.G : Avec plus d’intérêt. Bien sûr, j’ai acquis la maîtrise technique des engins mais surtout, je connais les pistes dans leurs moindres détails et j’appréhende mieux,aussi, les attentes des skieurs. C’est pour eux que nous damons les pistes.
Les différences de qualité de neige nous imposent un travail différent. Par exemple, en fin de saison, quand la neige regèle après s’être ramollie au soleil durant la journée, nous devons réduire la vitesse de fraisage. Il faut donc deux fois plus de temps pour traiter l’ensemble du domaine skiable. Quand les chutes de neige sont importantes, il faut plusieurs passages pour un compactage de qualité. Il arrive aussi que la neige soit trop humide ou trop molle pour qu’un damage efficace soit possible : elle s’enroule autour des machines.
Quels souvenirs gardez–vous de toutes ces nuits blanches ?
P.G : Des rencontres insolites avec des animaux surpris et comme hypnotisés dans la lumière des phares : chevreuils, sangliers, hermine blanche, lièvres gris, lièvres blancs. J’ai vu un renard capturer un lièvre, des tétras lyre en groupe faisant la roue à la saison des amours et des lynx. Le premier, il y a trois ou quatre ans sur la route, au niveau du camping, le second, le mois dernier, au bas de la piste de Bambuisson. En revanche, je n’ai jamais vu de loup bien que j’aie observé des traces à » la pause « . J’ai aussi surpris une compagnie de perdrix blanches qui se confondaient presque avec la neige.
Des moments très pénibles aussi. Comme le rapatriement du corps de la victime d’une avalanche qui n’avait pu être héliporté. Célestin Grossan, alors premier adjoint, était avec moi.
D’autres encore comme le transport du lait et du pain à l’hôtel de la Cascade isolé par une chute de neige en janvier 1978 : 2 mètres en 3 jours ! Et même l’évacuation de sacs de grains au Villard, dans une grange soufflée par une avalanche.
Pendant toutes ces années, vous avez connu des moments plus forts. Donnez-nous quelques exemples.
P.G : J’ai eu peur, une fois, quand j’ai été pris par une coulée de neige alors que je dégageais une banquette pare-avalanche. Par radio, j’ai pu prévenir mon collègue. Avec sa propre machine, il s’est porté à mon secours. Avec une pelle, il a dégagé un passage pour que je puisse sortir de la cabine entièrement recouverte. Avant que les machines, qui ont un poids de 9 tonnes, ne soient équipées d’un treuil, il m’est arrivé fréquemment de partir en luge dans les pentes fortes.
J’ai eu la plaisir aussi, le jour de ses 80 ans, c’était le 12 février 1983, de faire visiter le domaine skiable à Philippe Lamour. Nous étions montés jusqu’au sommet du téléski de Praloupet dont c’était la première saison d’exploitation. C’est d’ailleurs la dernière remontée construite à Ceillac.
Quelques années après, j’ai conduit aussi Alain Bayrou. Il était alors président du Parc du Queyras et venait inaugurer l’alimentation en énergie électrique des remontées du massif de Sainte-Anne. Une ligne enterrée de près de 2 kilomètres.
Si c’était à refaire, choisiriez-vous encore ce métier ?
P.G : Oui, je crois. Je note depuis le premier jour toutes mes observations sur des carnets. Les chutes de neige, la qualité de la neige, les températures, la météorologie, les évènements de la nuit, grands ou petits. J’ai plaisir à les relire.
Le plus ingrat, c’est l’entretien des machines et surtout les réparations dans la nuit, la neige et le froid. D’autant plus que la réparation effectuée, le temps manque alors pour finir le damage des pistes avant l’ouverture. Et les clients ne voient qu’une chose : les pistes ne sont pas prêtes. Je dois dire au passage qu’on nous complimente rarement pour notre travail. Quand c’est bien, on entend : » La neige est bonne. » ; quand ça l’est moins, on nous dit : » C’est mal damé » ! Ce sont aussi les contraintes que vivent les techniciens, particulièrement ceux en charge de l’entretien courant de fonctionnement et des réparations sur les remontées mécaniques.
Mais il y a aussi une réelle solidarité. D’abord, au sein de l’équipe qui travaille aux remontées mécaniques mais aussi et surtout avec mon jeune collègue Michel qui travaille sur une autre machine et avec lequel nous échangeons par radio pendant la nuit. Nous assurons ensemble l’entretien de nos machines.
Quels seraient vos vœux pour l’avenir ?
P.G: En premier lieu que l’activité ski qui a sauvé nos villages soit développée et maintenue. C’est grâce à elle que des pluriactifs comme moi ont pu rester et vivre au pays. Nous sommes une vingtaine aux remontées mécaniques, autant ou plus à l’école de ski, sans compter tous les autres emplois dans l’hôtellerie, les commerces, les services.
En second lieu, que l’esprit des stations village du Queyras soit préservé. Les organisations successives qui ont été mises en place pour assurer l’exploitation des domaines n’ont pas pu renouveler et moderniser comme il l’aurait fallu le parc des remontées. Un syndicat mixte a été constitué entre le département et les communes. Depuis le début de cette saison, c’est lui qui exploite les domaines skiables du Queyras. On peut penser que l’implication forte du Département au côté des communes va donner un nouvel élan aux investissements trop longtemps différés. Il ne s’agit pas seulement des remontées mais aussi de l’hébergement, des services, de l’accueil. Et là, le village doit comme il a su le faire il y a 30 ans, se développer sans perdre son âme. C’est ce que nous demandent les locataires que nous recevons dans nos meublés et avec lesquels, le soir venu, malgré l’heure souvent avancée, la discussion se prolonge tandis que sur le cadran du réveil l’heure du lever, à 2 heures, se rapproche….